De la désobéissance civile
Jules Ferry, 17 novembre 1883, circulaire aux Instituteurs
« Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père (et/ ou de la mère) de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l'on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux « politique ou syndical » dont vous n'êtes pas juge.
Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse, c'est la sagesse du genre humain, c'est une de ces idées d'ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l'humanité. Si étroit que vous semble, peut-être, un cercle d'action ainsi tracé, faites-vous un devoir d'honneur de n'en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que de vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l'enfant. »
L’heure est grave. Bon, peut-être n’est-ce pas non plus la fin du monde, mais au moins peut-on constater aujourd’hui les prémices d’une nouvelle société qui non contente d’être fondée sur un égalitarisme et un individualisme non dénués de contradictions s’en prend aussi désormais à ses propres fondations.
Aujourd’hui, lundi de Pentecôte. D’après la presse, 55% des français « accepteront » ( le terme est effrayant ), de se soumettre à la loi nouvelle les contraignant en principe à renoncer à un jour férié.
Déjà, il me semble qu’on ne leur demande pas la lune : ce sont les européens qui travaillent le moins. Sept heures de plus ou de moins ( quoi que cela représente 1/5 de leur semaine : ouahouahh !). Mais non, comme d’habitude, ils ralent.
Surtout, dans cette histoire, deux aspects me choquent particulièrement : d’une part, le fait que les syndicats à l’Education nationale appellent à la grève, la FCPE appelant même les parents à ne pas envoyer leurs enfants à l’école ; d’autre part, le fait qu’une loi, c’est-à-dire un texte juridiquement contraignant voté par les représentants de la nation, fasse l’objet de discussions et de débats quand à son application par le corps des citoyens ou non.
Je citerai quelques remarques de monsieur Xavier Darcos, ministre de la coopération ( je ne sais pas ce que cela signifie exactement ?! ), et de monsieur Prégentil, inconnu au bataillon, mais qui a le mérite d’avoir écrit un texte dénonçant certaines pratiques des professeurs alors qu’il en était lui-même un. Cependant il a choisi de se positionner en tant que père avant de jouer la carte du corporatisme. Car aujourd’hui on confond solidarité de corps et solidarité nationale, la première primant l’autre.
D’abord, il est préoccupant de constater les valeurs enseignées aujourd’hui aux citoyens en puissance.
Pour Prégentil, on leur apprend « à aimer l’égalité qui nivelle plus que la liberté qui différencie », ils ne « sont que des effectifs et des moyens » instrumentalisés comme des « caisses de résonance » des valeurs « contre-éducatives » des enseignants. Il ajoute « il fallait enfin leur dire à nos brebis galeuses de l’enseignement qu’éduquer ce n’est pas se substituer aux parents, éduquer ce n’est pas non plus endoctriner ou conditionner les enfants ».
Le problème est le suivant : comment voulons-nous désormais s’insurger contre l’instrumentalisation des élèves par des enseignants attachés fermement à leurs petits privilèges de la fonction publique mais qui prétendent défendre l’avenir des jeunes dont ils ont la tâche de faire des citoyens éclairés et responsables, si les parents eux-mêmes se mettent à cracher sur les lumières ?
Et comment voulons-nous ensuite « favoriser la liberté et l’initiative de nos enfants contre tout fatalisme, (…) qu’ils sachent que l’on n’obtient pas en réclamant mais en méritant » ?
Voilà la nouvelle tyrannie : celle des intérêts particuliers contre la raison, celle d’un conformisme déguisé en insurrection contre le système et qui s’autoentretient par la vague illusion de bousculer l’ordre établi en faisant un sit in devant trois lycées, ou en faisant grève dès que le gouvernement lève le petit doigt. Où est le temps où les jeunes déploraient le fait de trouver porte close en arrivant aux portes de leurs lieux d’apprentissage parce que leurs maîtres étaient partis taper du pied ? Mais ce temps a-t-il seulement existé…
Maintenant, nous avons des « injonctions incitant les élèves ne pas appliquer la loi » dixit Darcos. Plus encore, un « appel lancé aux jeunes, les exhortant à ne pas se soucier du sort des personnes âgées ou des dépendants », qui « laisse augurer une voie éducative redoutablement libérale ».
Quitte à sembler idéaliste, naive, utopiste, je citerai aussi ces paroles : « Notre éternel ennemi, c’est le chacun pour soi. Contre ce nombrilisme, l’école a pour fonction de former des esprits libres mais concernés, autonomes mais solidaires. »
Voilà peut-être le grand défaut de notre époque : les facilités de l’amalgame, que cela soit entre l’égalité en droit et l’égalitarisme forcené, le droit à l’expression et la parole creuse et porteuse d’intérêts particuliers plus que de valeurs particulières.
Et l’on oublie. On oublie trop. On oublie que les personnes qui ont voté cette loi, on les a élues ( si si je vous jure ), et paradoxe ultime je suis presque certaine que l’on défendra ses positions sur fond de « vive la République » et « vive la démocratie » alors que la démocratie en France est représentative : d’une part, cela signifie ( à mon grand dam ) que lorsque la majorité dit blanc, tout le monde se plie à cet avis même s’il pense noir, et d’autre part, que l’on a délégué à certaines personnes le pouvoir de voter la loi, la tâche nous incombant étant de l’appliquer comme si elle émanait de notre propre volonté.
L’école, ajoute Darcos, « serait bien inspirée de montrer qu’une vraie solidarité suppose d’abord une difficile mais essentielle adaptation à l’autre ».
Quand les gouvernants sont contraints de se faire moralistes pour suppléer aux lacunes des professeurs… voire des parents. Car « la désobéissance civile fut jadis provoquée par des causes plus nobles que ce bizarre droit imprescriptible aux week-ends prolongés ».
Une redéfinition des rôles ne s’imposent-elle donc pas ? On confond tout, tout est équivalent, la mort du pape et celles de Lady Di ont du chacune provoquer le même élan mondial et faire couler autant d’encre.
Et j’apprend maintenant que les taxis appliquent aujourd’hui les tarifs des jours fériés. Tout fout le camp. Qu’est-ce qu’un Etat où la désobéissance civile est fièrement revendiquée ?
Qu’est-ce qu’un Etat où l’on choisit d’appliquer la loi ? Est-ce encore un ordre juridique ?
J’ai appris, mais peut-être va-t-on pouvoir me démontrer le contraire, que le droit d’insurrection pouvait être légitime contre des lois injustes. Dans une autre hypothèse, en schématisant, contre des lois émanant de gouvernants illégitimes, allant à l’encontre de l’intérêt commun. Est-ce le cas ici ? Ne serons-nous pas heureux ( même si le mot est un peu fort ) lorsque dans quelques années nous nous trouverons dans l’état de dépendance de ceux que cette loi est censée aider ( et malgré l’impact économique relatif que l’on peut en attendre ) ? Autre grande valeur de notre temps : le court terme.
Ces grèves d’aujourd’hui, ont-elles pour objet de renier nos choix électoraux ? De montrer notre mécontentement à ces « tous pourris » du gouvernement ?
Ohe !!!! Les jeux se feront en 2007. Mais je ne suis pas assez naive pour espérer que cette fois-ci, votre choix portera sur un gouvernant, sur des principes, sur des idées… et non que votre bulletin ira en faveur d’un père de substitution qui vous blessera lorsque vous vous apercevrez qu’il n’est pas là pour vous aimer.
Il faut bien entendu éviter le manichéisme : il y a encore en France de bons parents, de bons profs, mais aussi de bons ministres. Cependant je n’oublie pas le principe majoritaire, et je vois que la majorité aujourd’hui est pour le n’importe quoi.
Enfin, c’est juste mon avis…